INTRODUCTION
Cela remonte à mon enfance d’il y a environ trois ans, quand j’ai lu le Faiseur d’univers. C’était à Baltimore, un samedi matin ensoleillé, je m’en souviens parfaitement. Je pris en main le livre de Philip José Farmer et contemplai un instant la couverture sur laquelle la harpie grise (Podarge) dessinée par Gaughan se découpait sur un ciel vert du même Gaughan. J’avais l’intention de lire une page ou deux du roman avant de m’attaquer à une histoire de mon cru. Je n’écrivis pas une seule ligne ce jour-là.
Après avoir lu le livre d’une seule traite, je me précipitai chez mon libraire habituel afin de me procurer la suite, les Portes de la création, dont je connaissais l’existence. Lorsque j’eus terminé ma lecture, le samedi matin ensoleillé de Baltimore avait disparu et la nuit remplissait le ciel à ras bord. La première chose que j’écrivis après cela, ce ne fut pas une histoire mais une lettre de fan à Philip José Farmer. Il n’entrait pas dans mon intention de dire à l’homme qui avait écrit The Lovers, Fire and the night et A Woman A Day que je considérais que ses deux dernières œuvres étaient les meilleures qu’il eut jamais produites. S’il avait peint un tableau ou composé une œuvre musicale, j’aurais été incapable de les comparer à ses romans et même de les juger l’un par rapport à l’autre. Les deux livres que je venais de dévorer appartenaient au genre « roman d’aventures » et je pensais que c’étaient de parfaits exemples du genre. Ils sont différents du reste de son œuvre par le style et par les thèmes utilisés ; ils sont également différents l’un de l’autre et, par là même, comme toujours, impossibles à comparer. J’espérais bien qu’il y en aurait un troisième, et je fus enchanté d’apprendre qu’il y travaillait.
En d’autres termes, j’attendis près d’un an la sortie de l’ouvrage que vous avez en ce moment entre les mains.
Analysant mes propres réactions afin de savoir de façon précise pourquoi j’avais été emballé à ce point à la lecture des deux premiers volumes de la série, j’ai découvert plusieurs raisons qui expliquent l’attrait qu’ils ont exercé sur moi :
1. J’ai toujours été fasciné par le concept d’immortalité physique et par les bienfaits et méfaits qui y sont inhérents d’un bout à l’autre de ces deux romans » ce thème se déroule comme un rouleau de fil de cuivre parfaitement poli.
2. Le concept d’univers adjacents – totalement différent » je l’ai constaté » de celui des univers parallèles – cette idée d’univers spécifiquement créés pour servir les intérêts d’êtres puissants et intelligents » est très habile. Elle rend possible, entre autres choses, la structure fascinante des Mondes Superposés.
En harmonie avec ces concepts, Philip José Farmer a imaginé un ensemble de personnages qui m’enchantent. Kickaha est un forban sympathique, héroïque, plein d’astuce et très séduisant. Il accapare presque tout le premier roman au détriment de Wolff. Le deuxième ouvrage fourmille d’êtres pitoyables, intrigants, vils, ignobles, humbles, déplaisants, mesquins ou méchants, qui s’entre-égorgeraient volontiers pour le plaisir mais dont les destins sont (mal) heureusement temporairement liés. Étant immodérément amateur du théâtre élisabéthain, j’ai été ravi d’apprendre qu’ils étaient tous plus ou moins liés par le sang.
Un être sacré peut être attirant ou repoussant – un cygne ou une pieuvre – beau ou laid – une sorcière édentée ou un bel enfant – bon ou mauvais – une Béatrice ou une Belle Dame Sans Merci – une réalité historique ou une création de l’esprit – une personne rencontrée dans la rue ou un personnage de roman ou de rêve ; Il peut être plein de noblesse ou répugnant ; il peut être tout ce qui ton veut à condition – et cette condition est absolue – d’inspirer le respect et la crainte.
W.H.
(Making, Knowing and Understanding)
Philip José Farmer vit là où le soleil se couche pour moi à l’autre bout du monde – dans une contrée appelée Californie. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, sauf dans les pages de ses livres. J’admire son sens de l’humour et l’aisance avec laquelle il trouve la phrase parfaite qui conclut chacun de ses romans. Il peut être brillant, vigoureux, sombre, brumeux, ou de n’importe quelle teinte du spectre émotionnel. Il a un sens fascinant du Sacré et du Profane. Disons-le tout simplement : il inspire la crainte et le respect. Il possède le talent et l’habileté nécessaires pour manipuler les objets sacrés que tout écrivain doit savoir manier s’il veut entraîner le lecteur dans cet endroit situé hors du temps et de l’espace qu’on appelle l’Imaginaire.
Et puisque j’ai évoqué Auden, qu’on me permette de ratifier l’observation de ce dernier selon laquelle un écrivain ne peut lire les œuvres d’un autre auteur sans les comparer aux siennes. Je le fais constamment, et j’en sors presque toujours faible et rempli d’une crainte respectueuse lorsqu’il s’agit des trois écrivains de science-fiction qui ont pour nom Sturgeon, Farmer et Bradbury. Ils savent ce qui est sacré, avec cette trans-subjectivité très spéciale qui fait que les caractères spécifiques personnels s’effacent pour devenir des données universelles qui éclairent la condition humaine comme le ferait un arbre de Noël illuminé au néon. Et Philip José Farmer est « spécial » d’une manière tout à fait inhabituelle…
Tout ce qu’il dit, je voudrais pouvoir l’exprimer moi-même ; pour une raison ou pour une autre, je ne puis y parvenir. Il se sert de ce que Henry James appelait « l’angle de vision ». Le sien, bien que différent du mien, est toujours en accord avec ce que je ressens. Mais je ne puis y arriver comme lui, et cela signifie que quelqu’un peut faire ce que j’aime bien mieux que je ne le ferais moi-même. Cela me donne à réfléchir et me fait penser à George London lorsqu’il jouait, à l’ancien Metropolitan Opéra, le rôle de Méphistophélès du Faust de Gounod. Au moment où Marguerite montait au ciel, il tendait les bras vers elle mais une grille de fer t’abaissait devant lui. Il saisissait un barreau, regardait un moment vers En-Haut, détournait son visage et lâchait le barreau en tombant lentement à genou. Ensuite, rideau. Voilà ce que je ressens. Je ne peux pas le faire mais cela peut être fait.
Que dire de plus d’une histoire en particulier de Philip José Farmer ? Shakespeare l’a dit mieux que je ne pourrais le faire :
Lépide ; À quoi ça ressemble, votre crocodile ?
Antoine : Exactement à un crocodile ; il est aussi large qu’il a de largeur ; il est juste aussi haut qu’il Test et se meut avec ses propres organes ; il vit de ce qui le nourrit et dès que les éléments dont il est formé se décomposent, il opère sa transmigration.
Lépide : De quelle couleur est-il ?
Antoine : De sa propre couleur.
Lépide : C’est un drôle de serpent.
Antoine : C’est vrai. Et ses larmes sont humides[1].
Eh oui, elles le sont. C’est l’habileté liée au talent qui font qu’il en est ainsi. Toutes les créations sont différentes, complètes, uniques, et celle-ci ne fait pas exception à la règle. Je me réjouis de ce qu’un homme comme Philip José Farmer soit parmi nous, qu’il écrive en ce monde. Il en est peu comme lui. Selon moi, aucun.
En ce jour de février, il fait gris et froid et triste à Baltimore. Mais cela n’a pas d’importance. Philip José Farmer, vous qui êtes loin là-bas à l’ouest du Soleil, sachez que si, en écrivant, vous avez jamais eu l’intention d’apporter de la joie à un autre humain, vous y êtes parvenu ; vous avez éclairci de nombreux jours tristes, froids et gris des saisons de mon monde et, avec ce que j’appellerai de la splendeur, rendu encore plus lumineux ses jours les plus brillants.
Les couleurs de cette œuvre sont les siennes, et ses larmes sont humides. C’est Philip José Farmer qui l’a écrite. Il n’y a rien d’autre à ajouter.
Roger ZELAZNY
Baltimore, Maryland.